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14 Kasım 2018 Çarşamba

Entretien avec Marie Jégo, la correspondante du Monde à Istanbul


Marie Jégo est une journaliste française, elle est actuellement la correspondante du Monde en Turquie. Elle était la correspondante du Monde à Moscou de 2005 à 2014. Jégo a fait des études de russe, de chinois et de journalisme. Nous évoquons avec elle les relations franco-turques.

Ozan Örmeci : Comment vous voyez l’état actuel des relations franco-turques ?
Marie Jégo : Les relations franco-turques sont bonnes, elles sont moins sujettes aux sautes d’humeur qu’à l’époque où Nicolas Sarkozy était à l’Elysée (2007-2012). Pendant son mandat (2012-2017), le président François Hollande a réussi à recoller les morceaux de la relation cassée avec Sarkozy. Confrontées à une vague d’attentats terroristes d’ampleur en 2015, 2016, 2017, la France et la Turquie ont considérablement renforcé leur coopération sécuritaire. Les présidents Hollande et Erdogan se téléphonaient après chaque attentat pour échanger des condoléances, ils se parlaient souvent. Au moment de l’attaque contre Charlie Hebdo, en janvier 2015, Monsieur Erdogan a même envoyé son Premier Ministre de l’époque, Ahmet Davutoglu, défiler dans les rues de Paris aux côtés d’autres dirigeants indignés par l’attaque perpétrée contre les journalistes de Charlie Hebdo, un geste assez singulier si l’on songe à l’indignation que les caricatures de Mahomet ont pu provoquer, entre autre, dans les milieux pieux et conservateurs de Turquie qui forment le socle de l’électorat de l’AKP.
Un coup de froid est survenu après le putsch manqué du 15 juillet 2016, quand les alliés européens de la Turquie n’ont pas manifesté d’empathie particulière envers Ankara, aucun dirigeant européen n’ayant jugé bon de faire le déplacement pour prendre la mesure de ce qui se passait. Les purges qui ont succédé à la tentative de coup d’état ont distendu les relations entre Ankara et ses partenaires. La crise a atteint un pic avec les invectives de mars 2017, lorsque la chancelière allemande Angela Merkel a été qualifiée de «nazi» après que son pays et d’autres (l’Autriche et les Pays Bas) se sont opposés à ce que des ministres turcs fassent campagne auprès de la diaspora d’Europe à la veille du référendum constitutionnel d’avril en Turquie. La relation franco-turque a restée à l’abri de cette controverse. Contrairement à ses homologues européens, la France a autorisé la tenue d’un meeting à Metz (Moselle) du ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu. Interdire à un ministre turc d’atterrir, l’empêcher de pénétrer dans le consulat de son pays n’était pas envisageable du point de vue français.
Des remous sont toujours possibles dans la relation comme l’a montré l’épisode survenu récemment avec le ministre français des Affaires Etrangères, Jean-Yves Le Drian. Ce dernier a malencontreusement déclaré, le 12 novembre, n’avoir pas été informé des preuves transmises par les autorités turques à la France sur la mort du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, le 2 octobre au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. «Si le président turc a des informations à nous donner, il faut qu’il nous les donne», a-t-il dit à la chaîne de télévision France 2, évoquant «un jeu politique particulier» du président Erdogan. Visiblement Monsieur Le Drian ne savait pas que la partie turque avait communiqué des informations détaillées, dont le script d’un enregistrement, à un représentant des renseignements français sur le meurtre du journaliste. Sa réflexion a suscité la colère des autorités turques mais ce nuage est passager, globalement les relations sont stables.
Elles sont assises sur deux points forts : la coopération dans la lutte contre le terrorisme et les relations commerciales qui se sont considérablement développées depuis la signature du traité d’Union Douanière en 1995. Autre sujet de coopération non négligeable, la coopération dans le domaine de la défense. Les projets ne manquent pas. En décembre 2016, le lanceur européen Vega a lancé, pour le compte de la Turquie, GokTurk-1, un satellite d’observation de la terre à des fins civiles et militaires. L’engin a été construit par Thales Alenia Space et ses partenaires turcs (Turkish Aerospace Industries (TAI), ASELSAN, TÜBİTAK and ROKETSAN). Et aussi, la Turquie a signé en novembre 2017 une lettre d’intention avec la France et l’Italie pour l’achat de missiles sol-air au consortium franco-italien Eurosam.
Ozan Örmeci : Pensez-vous que la présidence d’Emmanuel Macron aura des effets positifs sur les relations franco-turques ?
Marie Jégo : Difficile de prédire quoi que ce soit au vu de la volatilité de la situation internationale. A première vue, le courant passe entre les présidents Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan. Monsieur Erdogan a été reçu à l’Elysée en janvier 2018 et Emmanuel Macron s’est rendu à l’invitation de son homologue pour le sommet à quatre (Erdogan, Poutine, Macron, Merkel) sur la Syrie qui s’est tenu à Istanbul le 27 octobre. Aucune décision majeure n’a été annoncée à l’issue de cette rencontre très médiatisée sinon l’engagement à trouver une solution politique sans que celle-ci ne parvienne à percer. A son tour, Monsieur Erdogan est venu à Paris pour la commémoration de la grande guerre (1914-1918). Les deux présidents se parlent.
Sur quelques sujets de politique étrangère, Ankara et Paris convergent. Sur la Syrie, la vision est similaire, à savoir qu’il n’y aura pas de solution politique viable tant que Bachar al Assad restera au pouvoir. D’accord aussi pour condamner le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien et les nouvelles sanctions imposées à l’Iran, lesquelles sont jugées contre productives. Conscients que la Turquie, située aux premières loges du conflit, joue un rôle primordial dans l’accueil des réfugiés syriens (3,5 millions sur le sol turc) et dans leur retenue (la frontière turco-syrienne est fermée depuis 2015), l’Union Européenne a conclu avec Ankara un accord jugé efficace pour endiguer les flux migratoires vers l’Europe. Bruxelles, qui s’est engagée à défrayer la Turquie à hauteur de 6 milliards d’euros pour l’entretien des réfugiés syriens, reconnaît les efforts consentis par le gouvernement turc tant en Turquie que de l’autre côté de la frontière, dans les zones contrôlées par l’armée turque et ses affiliés au Nord de la Syrie (Azaz, Jarablus, Al Bab). Le thème des réfugiés est un chiffon rouge pour l’Union Européenne. Ses 28 Etats membres n’arrivent pas à adopter une position commune. Les pays du groupe de Visegrad (la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque, la Slovaquie) ont refusé d’accueillir des réfugiés. Ils sont cités en exemple par les extrêmes-droites européennes. L’arrivée d’un million de réfugiés syriens sur les routes du vieux continent en 2016, à qui la chancelière allemande Angela Merkel a tenu à offrir l’asile, a servi de terreau fertile aux partis de la droite nationaliste, populiste et raciste lesquels ont désormais le vent en poupe (l’Allemagne, l’Italie, le Pays Bas, l’Autriche) jusqu’à risquer de se frayer un chemin confortable aux élections européennes prévues pour mai 2019.
Affaibli par la montée des populismes, concentrée sur les modalités du Brexit, la famille européenne n’a pas la tête à l’élargissement. Sur ce thème, Emmanuel Macron a le mérite de parler vrai. En recevant Erdogan à l’Elysée en janvier 2018, il ne lui a laissé aucun espoir sur les perspectives d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne (UE). «Il est clair que les évolutions et les choix récents de la Turquie ne permettent aucune avancée sur ce sujet», a-t-il souligné. «Nous devons sortir de l’hypocrisie qui consiste à penser que l’ouverture progressive de nouveaux chapitres est possible. C’est faux». Malgré tout, il a plaidé pour la «préservation de l’ancrage de la Turquie dans l’Europe» et à la Convention européenne des droits de l’homme. Il a clairement laissé entendre qu’il fallait inventer autre chose. «Le dialogue doit être repensé, reformulé» a-t-il conclu.
Pour l’heure, la Turquie et l’UE doivent préserver ce qui fonctionne. Il faut moderniser l’accord d’Union Douanière; renforcer la coopération sur la migration, poursuivre la coopération anti-terroriste, tout en consolidant les programmes de démocratisation de la société civile. L’érosion des libertés en Turquie est un sujet de préoccupation pour la France comme pour les autres partenaires européens. On peut dire que l’image du président Erdogan s’est considérablement dégradée dans l’Hexagone et au-delà tant elle est associée aux emprisonnements de journalistes, d’avocats, d’écrivains, de militants des droits de l’homme. Et contrairement à ce que prétendent certains, l’image de la Turquie ne s’est pas dégradée parce que les médias la décrivent sous un mauvais jour. On en est là parce que juger des universitaires pour une pétition, condamner les frères Mehmet Altan et Ahmet Altan à la prison à vie pour leurs écrits, emprisonner les députés du parti pro-kurde HDP et maintenir en détention pendant plus d’un an le mécène Osman Kavala sans mise en examen, sont des pratiques indignes d’un état de droit. Enfin la mise en place d’une nouvelle constitution instaurant le régime d’un seul homme, quand toutes les décisions sont concentrées entre les mains du seul président et que la séparation des pouvoirs n’existe plus, tout cela éloigne la Turquie du camp des démocraties occidentales. Les libertés sont sérieusement malmenées en Turquie mais il n’est pas du ressort d’Emmanuel Macron, pas plus que de celui des autres dirigeants du vieux continent, de stopper ce recul vertigineux. Une chose est sûre, le président Macron n’est pas prêt à sacrifier la relation franco-turque sur l’autel des droits de l’homme.
Ozan Örmeci : Quels sont les problèmes les plus importants de la relation franco-turque?
Marie Jégo : Le principal motif de désaccord entre Paris et Ankara concerne la coopération française avec les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dont les milices kurdes syriennes YPG font partie. La France soutient ces forces, comme l’a souligné Emmanuel Macron en recevant leurs représentants à l’Elysée en mars 2018. Il a rendu hommage au «rôle déterminant» joué par les FDS dans la lutte contre l’organisation Etat Islamique, tout en mettant en avant le soutien de la France à «la stabilisation de la zone de sécurité au nord est de la Syrie». Il a tenu à rappeler l’engagement français contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), décrit par les Etats Unis et l’Union Européenne comme une organisation terroriste. Pour Paris, comme pour Washington, le parti de l’Union Démocratique (PYD), dont les YPG sont le bras armé, est une formation politique qu’il convient de distinguer du PKK. Ce sujet pourrait empoisonner la relation à terme. Des soldats français sont positionnés dans la zone qui est contrôlée par les Américains et les FDS à l’est de la Syrie. Or ce sujet est brûlant pour la Turquie dont la priorité désormais est de s’opposer à l’expansion territoriale des FDS, confondues avec le PKK, l’ennemi numéro un, bien plus que de réclamer le départ de Bachar al Assad.
Par ailleurs la France, tout comme les autres états membres de l’OTAN, s’inquiète du rapprochement stratégique avec Moscou, symbolisée par l’acquisition par Ankara de missiles sol air russes S-400 qui sont incompatibles avec les systèmes de défense de l’OTAN. Ces deux dernières années, l’évolution politique interne de la Turquie a débouché sur une situation très particulière -un pied dans l’OTAN, l’autre en dehors- qui la met en porte-à-faux avec ses alliés traditionnels.

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